24 December 2011 – Le Devoir
Par Isabelle Paré
Dans un coin perdu de Parc-Extension, son atelier enchevêtré a des airs de boutique d’apothicaire. Les étagères chatouillent les plafonds, bondées de poches de résines venues d’Afrique, de cires d’abeille qui embaument le miel, de colle de peau de lapin et de pigments aux noms sortis du Moyen Âge. Alchimiste des temps modernes, Vincent Deshaies est le seul artisan au Québec à vendre des huiles naturelles et des pigments à peindre, fabriqués de sa main experte. Des huiles courues par plusieurs peintres, et maintenant expédiées sur quatre continents.
Le jeune patron de Kama Pigments est un genre de Vermeer du troisième millénaire, sans jeune fille à la perle à ses côtés. Certains taillent des costumes uniques pour leurs clients fortunés, lui fabrique des huiles sur mesure pour un Marc Séguin, une Jennifer Hornyak, un Tom Hopkins et une foule d’artistes sans le sou.
Même confiné dans son atelier de Brooklyn, à 600 km de Montréal, le peintre Marc Séguin ne jure plus que par ces huiles, façonnées selon des méthodes qui remontent à la nuit des temps. «C’est un hippie tripeux du XXIe siècle. Dans les cégeps et universités, il donne des conférences sur des techniques ancestrales, qui autrement vont se perdre. Quand il trouve et fixe ses recettes, il est vraiment doué», confie Marc Séguin, qui compare la qualité de ses huiles aux tubes de Lefevre-Fouanet qu’utilisait Jean-Paul Riopelle.
Nuancier du bout du monde
Cramoisi d’Alizarin, résine de Dammar, Colophane, Sandaraque: le catalogue de Vincent Deshaies évoque les caravanes à dos de chameaux et la Route de la soie. La plupart des laques et potions chromatiques utilisées par Deshaies proviennent de minéraux ou de produits naturels, venus du bout du monde. «On fait surtout des peintures à base d’huile de noix, de carthame et d’oeillette, qui sèchent rapidement et jaunissent peu, ce qui est une grande qualité pour une peinture», précise le jeune apothicaire.
Violet Quinacridone, terre de Cassel, vert de Phtalo et bois de campêche: d’autres étiquettes qui sonnent comme des poèmes s’entassent sur les tablettes. «Je tiens une centaine de pigments différents, et des dizaines de laques et d’encaustiques. J’ai aussi de l’ambre, même si je n’en vends que trois fois par année», dit Deshaies, qui compte même dans son carnet de clients une communauté de religieuses russes, ferventes fabricantes d’icônes byzantines.
C’est lorsqu’il étudiait en arts plastiques au cégep que Deshaies, un artiste à la fibre scientifique, a commencé à broyer ses propres pigments, achetés d’un vendeur new-yorkais. Il apprendra tout de ce mentor, venu ensuite s’installer à Québec. Expérimentant le savant dosage des huiles siccatives et des laques, il commence à fabriquer ses propres bâtons d’huile, une rare solution de remplacement aux tubes d’huile offerts dans le commerce.
Une fois son maître reparti dans la Grosse Pomme, Deshaies décide d’ouvrir sa propre boutique à Montréal. Dans un deuxième étage poussiéreux de la rue Jean-Talon, Kama Pigments prend son envol. Peu à peu, les artistes se mettent à défiler dans son arrière-boutique. Le bouche à oreille et la passion dévorante de Vincent Deshaies feront le reste. «Je fais des couleurs en fonction des besoins des artistes. On développe des couleurs ensemble, c’est pour ça que j’ai à mon catalogue aujourd’hui un rose Hornyak et cinq bâtons de couleur Besner, développés expressément pour Dominique Besner», explique-t-il. Ce marchand de couleurs hors norme ne se voit pas comme un phénomène, mais comme un artisan, déterminé à saisir l’infinie subtilité des nuances et des textures recherchées par chaque artiste. «Mon but n’est pas de travailler comme au XIXe siècle, mais d’utiliser les meilleurs matériaux, qui sont finalement les mêmes qu’à l’époque. On peut travailler des mois pour arriver au mélange parfait, tant au niveau de la brillance et de la coloration qu’au niveau du temps de séchage», dit l’ex-artiste.
Avant 1900, à la manière de Vermeer qui broyait l’ocre et le coûteux lapis-lazuli, la plupart des peintres fabriquaient eux-mêmes leurs peintures. Les Hollandais développeront les premières peintures faites à base de résine, ancêtres des huiles d’aujourd’hui. «Il n’y a qu’un siècle qu’il se vend des peintures en tube de façon commerciale», rappelle Deshaies, qui mitonne aussi des encaustiques à partir de rares résines, destinées à clarifier les huiles ou à vernir toiles, meubles et instruments de musique.
À la manière de Rembrandt
Une fois passés les peintres, les luthiers, les ébénistes et les restaurateurs d’oeuvres anciennes ratissent sa boutique en quête de laques et de colles semblables à celles choyées au Moyen Âge. «J’ai fait une superbe peinture avec leur ocre espagnol doré. Je l’ai utilisé abondamment pour un petit portrait de Rembrandt que j’ai repris», raconte Ross Montour, un des clients de Deshaies. «Ses couleurs très franches donnent un aspect puissant à mes tableaux. Pour moi, c’est comme un produit du terroir», confie le peintre David Lafrance, mordu de ces huiles saturées de pigments. Les bouquets éclatants de Jennifer Hornyak portent aussi en eux les teintes vibrantes créées sur mesure pour sa palette. La peintre est même allée jusqu’à marauder un ancien assistant de Deshaies, embauché à temps pour fabriquer ses propres coloris!
Les tons concoctés par Vincent Deshaies illuminent aussi les tableaux de Dominique Besner. «Si je lui dis: “Tes blancs sont trop durs”, il réajuste. C’est de la haute couture en peinture. Il a créé pour moi cinq teintes que je ne trouvais pas sur le marché», dit Besner, un mordu des bâtons d’huile.
Après 15 ans de travail, Deshaies aura enfin pignon sur rue, rue Saint-Hubert. «Quand Marc [Séguin] a commencé à acheter sa peinture ici, ça ne marchait que par le bouche à oreille. Maintenant, on expédie quatre ou cinq commandes par jour aux États-Unis, en Europe, en Amérique du Sud. On aura même bientôt un site Web au Japon», annonce l’heureux coloriste. Après avoir broyé tous les coloris du nuancier et s’être par moments saigné à blanc, l’artiste s’apprête maintenant à voir la vie en rose. En rose Hornyak, bien sûr.